Fiche de synthèse – Séance 13/10/25
Virage empiriste et gouvernance économique
🎯 Fil conducteur du cours
Question centrale : Derrière l’apparente « neutralité scientifique » de l’économie (virage empiriste, théories des contrats, valeur actionnariale), quels intérêts sont servis ?
Réponse : Les théories économiques ne sont jamais neutres – elles sont toujours situées socialement et politiquement.
📊 PARTIE 1 : Critique épistémologique du virage empiriste
1.1 Le virage empiriste
C’est quoi ?
Tournant de l’économie vers l’identification causale et l’expérimentation (RCT, quasi-expériences)
Slogan : « Credibility revolution »
Prix Nobel récents : Duflo, Banerjee, Kremer (2019), Card, Angrist, Imbens (2021)
Intérêts
✅ Rigueur méthodologique accrue
✅ Identification causale (corrélation ≠ causalité)
✅ Pertinence pour évaluation des politiques publiques
1.2 Les fragilités intrinsèques
1. Le paradoxe de l’ivrogne 🔦
Un ivrogne cherche ses clés sous un réverbère. « C’est ici que vous les avez perdues ? » « Non, mais c’est là qu’il y a de la lumière. »
→ On étudie ce qui est mesurable plutôt que ce qui est important
2. Construction sociale des données
« Aucune donnée n’est donnée » – toutes sont construites
Exemple PIB : Activités illicites comptées ou non ? (varie selon les pays)
Exemple chômage : Définition BIT = convention arbitraire (recherche active, disponibilité)
Implications : Les données reflètent des choix normatifs et des rapports de pouvoir
3. Fragilités économétriques
Problème fondamental : Variables économiques sont AR (autorégressives), pas iid (indépendantes et identiquement distribuées)
Conséquence : Nécessité de filtrer les séries (différencier, stationnariser)
Risque : Le filtrage modifie l’information, les résultats dépendent du filtre choisi
Verdict : L’économétrie est un « bricolage intelligent » qui déplaît aux mathématiciens purs
4. P-hacking et degrés de liberté
Multiplicité des choix méthodologiques
Risque de manipulation (consciente ou non) pour obtenir résultats « significatifs »
Non-reproductibilité
1.3 Popper et la scientificité
Karl Popper (1902-1994)
Critère de démarcation : Une théorie est scientifique si elle est falsifiable (réfutable)
Vérisimilitude : On ne peut prouver qu’une théorie est vraie, mais chercher des théories de plus en plus proches de la vérité
Question : Les « grandes théories » économiques sont-elles vraiment falsifiables ?
Problème Duhem-Quine : Quand une prédiction est contredite, qu’est-ce qui est réfuté ? La théorie ou les hypothèses auxiliaires ?
🏛️ PARTIE 2 : Applications théoriques
2.1 Coase et la taille optimale de l’État
Ronald Coase (1910-2013), Prix Nobel 1991
Question : Pourquoi les entreprises existent-elles ? Pourquoi ne pas tout coordonner par le marché ?
Réponse : Les coûts de transaction (recherche, négociation, contrôle) vs coûts d’organisation interne (hiérarchie, bureaucratie)
Frontière optimale : Internaliser tant que coûts organisation < coûts transaction Transposition à l’État : Peut-on déterminer une « taille optimale » ? Approche néo-libérale : Privatiser, externaliser, rationaliser (comme une entreprise) Critique : L’État n’est PAS une entreprise Objectifs différents (intérêt général vs profit) Nature des « produits » (biens publics vs biens privés) Horizon temporel (long terme vs court terme) Conclusion : La question est fondamentalement politique, pas technique 2.2 Délégation de service public (DSP) : Théorie de l’agence Cadre théorique Principal : Collectivité publique Agent : Entreprise délégataire privée Problème : Asymétrie d’information + divergence d’intérêts Conditions d’externalisation Externaliser SI ET SEULEMENT SI : L’information peut être révélée par un contrat optimal ET le privé a un réel avantage comparatif Sinon : Contrôler, mais si coûts de contrôle > gains → Réinternalisation
Exemple : La gestion de l’eau
Problème : Désalignement des intérêts
Objectif public : Économiser la ressource, réparer les fuites
Incitation privée : Paiement au volume traité → Les fuites augmentent les revenus !
Résultat : Sous-investissement dans les réparations, tarifs élevés, conflits
Solutions : Contrats incitatifs (performance), SPL (sociétés publiques locales), gain-share
Mouvement de remunicipalisation : Paris (2010), Grenoble (2000), Berlin… → Révèle que souvent coûts contrôle > gains
2.3 École de Toulouse (TSE) et économie politique
Jean-Jacques Laffont & Jean Tirole (Nobel 2014)
Théorie : Contrats efficients, révélation d’information privée, régulation optimale
Applications : Justification des privatisations, DSP modernes, agences de régulation
Critique d’économie politique :
TSE fournit la légitimation scientifique des privatisations
Sert les intérêts de : Grands groupes privés (Veolia, Suez), institutions internationales (BM, FMI), élites politico-administratives
Modèles sophistiqués mais hypothèses très restrictives
Le succès de TSE s’explique aussi par l’adéquation avec les intérêts dominants (néolibéralisme)
Autocritique de Tirole : « Notre travail a parfois été utilisé pour justifier des politiques que nous n’aurions pas soutenues »
2.4 Débat historique : Marché vs Planification (années 1930)
Camp libéral (Mises, Hayek) : Calcul économique impossible sans prix de marché
Camp socialiste (Lange, Lerner) : On peut simuler le marché par prix administrés
Verdict apparent : Le marché gagne (effondrement URSS 1989-1991)
Synthèse d’Olivier Favereau : L’économie mixte est la réalité
Dans l’entreprise : Coordination hiérarchique
Entre entreprises : Coordination par le marché
Pas de choix binaire mais dosage et frontières à déterminer politiquement
2.5 Le paradoxe du New Public Management
Intention NPM (années 1980-2000) : Introduire le marché dans le secteur public
Moyens : Contractualisation, indicateurs de performance, benchmarking, rémunération au mérite
Le paradoxe fatal : En voulant introduire le marché, on crée une gouvernance par les nombres qui ressemble à… l’économie planifiée soviétique !
Mécanisme :
Objectifs quantitatifs → Mesurer tout
Bureaucratie de la mesure
Gaming des indicateurs
On retrouve les failles de la planification : Information inadéquate, perte de sens, rigidité
Application santé :
Virage ambulatoire : Réduction des hospitalisations (logique comptable)
T2A (Tarification à l’acte) : Effets pervers = productivisme, sélection rentable, gaming des codes, destruction de la coopération
LBO sur cliniques :
Rationalisation agressive, choix rentables uniquement, surprescription
Risques : Survalorisation, faillites, destruction de valeur
La santé n’est pas un bien comme un autre
2.6 Gouvernance d’entreprise : Stakeholder → Shareholder
Avant 1980 : Modèle Stakeholder
Galbraith (Le Nouvel État Industriel, 1967) : Pouvoir aux managers, multiples parties prenantes
Âge d’or du capitalisme (Trente Glorieuses) : Forte croissance, partage gains productivité
Crainte de Schumpeter : Le capitalisme managérial tue l’innovation entrepreneuriale → Pourtant période de très forte croissance !
1976 : Jensen & Meckling – Révolution actionnariale
Théorie de l’agence : Managers = agents des actionnaires (principaux)
Solution : Aligner intérêts par stock-options, pression des marchés, menace OPA
Doctrine : Shareholder primacy (primauté de l’actionnaire)
1980-2000 : Triomphe de la valeur actionnariale
Dérégulation financière, LBO, downsizing
Conséquences : Explosion inégalités (ratio PDG/employé : 30 → 300), court-termisme, crises
Autocritique de Jensen (années 2000-2010)
Reconnaît les dérives : Court-termisme, destruction sociale, instabilités
« L’emphase sur la valeur actionnariale n’a pas été un bien sans mélange »
Retour économie politique : La valeur actionnariale = projet politique (restaurer pouvoir du capital) déguisé en optimisation technique
🔴 PARTIE 3 : Synthèse – Économie politique
Le message central
Les théories économiques qui se présentent comme « scientifiques » et « neutres » servent toujours des intérêts :
TSE → Légitime privatisations → Sert grands groupes, institutions internationales
Valeur actionnariale → Présentée comme optimisation technique → Projet politique de restauration du pouvoir du capital
NPM → Prétend apporter efficience → Détruit services publics, reproduit failles de la planification
Objets complexes et gouvernance
Face à des objets économiques complexes (santé, éducation, eau, recherche…) :
❌ Le marché pur est inadapté (information asymétrique, externalités, équité)
❌ La planification centralisée échoue (information trop complexe, rigidité, gaming)
❌ Le NPM combine les défauts des deux
✅ Ce qui fonctionne :
Autonomie régulée
Délibération collective
Pluralité d’indicateurs (pas seulement quantitatifs)
Évaluation par les pairs (jugement professionnel)
Investissement public suffisant
Horizon long terme
Conclusion épistémologique finale
L’empirisme « pur » est une illusion – les données sont construites, les méthodes fragiles
La technique ne remplace pas le politique – derrière chaque « optimisation » se cachent des choix normatifs
Pluralisme méthodologique nécessaire – Rigueur empirique + Ambition théorique + Réflexivité épistémologique
Les théories économiques sont situées – Elles reflètent et servent toujours certains intérêts
💡 Concepts clés à retenir
Concept Définition courte
Virage empiriste Tournant de l’économie vers identification causale et expérimentation (RCT)
Paradoxe de l’ivrogne On cherche où il y a de la lumière (mesurable) plutôt que là où sont les clés (important)
Série AR Autoregressive : valeur actuelle dépend des valeurs passées (≠ iid)
Coûts de transaction Coûts de coordination par le marché (Coase)
Problème d’agence Divergence d’intérêts entre principal et agent + asymétrie d’information
TSE École de Toulouse : Théorie des contrats efficients (Laffont-Tirole)
NPM New Public Management : Introduire le marché dans le secteur public
Gouvernance par les nombres Pilotage par indicateurs quantitatifs (Alain Supiot)
T2A Tarification à l’acte : Paiement des hôpitaux par acte médical
Stakeholder Parties prenantes (salariés, clients, société) – gouvernance multi-objectifs
Shareholder primacy Primauté de l’actionnaire – maximisation valeur actionnariale (Jensen 1976)
LBO Leveraged Buy-Out : Rachat d’entreprise avec forte dette
📝 Questions pour s’auto-évaluer
Expliquez le « paradoxe de l’ivrogne » et donnez un exemple en économie
Pourquoi dit-on qu' »aucune donnée n’est donnée » ? Illustrez avec le PIB ou le chômage
Quelle est la différence entre séries AR et hypothèse iid ? Pourquoi c’est important ?
Selon Coase, quand faut-il internaliser et quand faut-il externaliser ?
Expliquez le problème d’agence dans la gestion de l’eau et pourquoi les intérêts sont désalignés
Quel est le rôle de l’École de Toulouse (TSE) dans les privatisations ?
En quoi consiste le « paradoxe du NPM » ?
Décrivez les effets pervers de la T2A dans le système de santé
Comparez gouvernance Stakeholder et Shareholder : avantages et inconvénients
Pourquoi Jensen a-t-il pris du recul sur la valeur actionnariale ?
Question de synthèse : En quoi les théories économiques « scientifiques » servent-elles toujours des intérêts politiques ? Illustrez avec 2 exemples du cours
🔗 Lien avec les séances précédentes
Cette séance mobilise les 4 grilles d’analyse du cours :
Néo-institutionnelle : Coase, théorie de l’agence, TSE
Économie politique (Régulation) : Compromis sociaux, rapports de force
Marxiste : L’État comme rapport social, pas instrument neutre
Synthèse TR3 : Les théories reflètent et servent des intérêts de classe